La
décision qui le frappait d'exil était restée
secrète jusqu'au moment où Staline jugea
nécessaire de préparer les milieux ouvriers et
socialistes à recevoir une nouvelle qui
laisserait l'opinion incrédule. La campagne
commença pendant que le train qui emmenait
Trotsky d'Alma Ata à Istanbul était immobilisé
dans la région de Koursk. Elle prit tout son
développement en France : Trotsky y avait vécu
pendant les deux premières années de la Première
Guerre mondiale, il y avait acquis des
sympathies personnelles parmi les socialistes,
les syndicalistes, les anarchistes, qui
l'avaient rencontré dans les groupes
d'opposition à la guerre et avaient apprécié ses
qualités de militant. Dans l'Internationale
communiste, la tâche de suivre le développement
du parti communiste français, lui avait été
réservée.
C'est trois jours après le départ d'Alma Ata le
25 janvier 1929, que l'Humanité
donne la première information sous forme d'une
longue dépêche de Moscou publiée sous le titre "
la Pravda
expose les raisons des mesures
prises contre les trotskystes ". Au cours de
l'année 1928, dit la dépêche ils ont transformé
leur groupe illégal hostile au parti en une
organisation illégale, ennemie du pouvoir des
Soviets. De brèves dépêches paraissent les jours
suivants ; selon la technique habituelle, elles
rapportent que " des résolutions sont votées
dans toute l’Union soviétique contre
l'opposition trotskyste ". Cependant d'autres
dépêches avouent une crise du blé que cette
opposition n'avait cessé de montrer inévitable
si la direction stalinienne persistait dans sa
politique agraire. Enfin, le 17 février, une
brève dépêche paraît dans un coin de la
troisième page de l'Humanité ;
elle est datée de Constantinople, 16 février : "Trotsky
qui est arrivé à Constantinople dans la nuit du
12, avec sa famille, a été salué par le
personnel du consulat soviétique. Il sera l'hôte
du
consulat
soviétique où il habite actuellement
avec sa famille. " A croire qu'il ne s'agit pas
de la déportation d'un " contre-révolutionnaire
" mais d'un voyage officiel de dirigeant
Soviétique. Le premier article signé que publie
l'Humanité,
le 22, est de Maurice Thorez, non par hasard
mais parce que Thorez a été trotskyste en 1924
et a souscrit à l'édition française de
Cours nouveau,
recueil des principaux articles de Trotsky. Le
ton changera progressivement par la suite, mais
alors on est encore obligé d'écrire que "Trotsky
fut l'un des bons ouvriers de la Révolution ".
On est trop près des événements et on n'a pas
encore pris l'habitude du mensonge énorme et
invraisemblable.
Quand Trotsky arrive à Istanbul, la préparation
est achevée ; l'agence Tass a porté aux quatre
coins du monde la version stalinienne de
l'exil : les trotskystes sont les auxiliaires de
la contre-révolution. Que répondre et où
répondre ? Les divers groupes d'opposition
existant alors ne publient guère que des
bulletins, une fois par mois. Une occasion
inespérée va permettre à Trotsky de donner une
riposte immédiate qui sera largement diffusée,
une agence de presse américaine lui propose
d'écrire une série d'articles; ce sera pour lui
la possibilité d’atteindre ceux que l'agence
Tass a trompés sur la signification de
l’événement. Il y a encore autre chose : toutes
sortes de rumeurs ont circulé à propos de
l'exil, entre autres l’affirmation qu’il ne
s’agit que d’un coup monté par les dirigeants
pour porter la propagande soviétique en
Occident. Trotsky accepte donc la proposition
qui lui est faite mais il pose ses conditions :
les articles qu'il écrira devront être publiés
sans modifications suppressions, tels qu'il les
donnera, ou pas du tout. Accessoirement les
" dollars " de l’agence permettront
l'installation de la famille sur la terre
d'exil. Trotsky a quitté la Russie sans argent.
Dès qu'une habitation possible fut trouvée, la
famille quitta l’hôtel pour aller s'y installer.
C'était, dans
Prinkipo (Buyukada),
l’île principale du
petit archipel
des îles des Princes, une villa
suffisamment isolée pour assurer le maximum de
sécurité qu'on pouvait ambitionner. Trotsky
aurait pu déjà venir à Prinkipo au début de
1919, mais alors comme plénipotentiaire du
gouvernement soviétique. Hostile à
l'intervention armée des Alliés contre la
République soviétique, le président Wilson avait
proposé de réunir à Prinkipo les représentants
des gouvernements " de fait " de la Russie et
les divers prétendants ; seuls, les bolcheviks
avaient accepté la proposition qui, devant
l'opposition sournoise de Lloyd George et de
Clemenceau, dut être abandonnée. La maison est
assez vaste pour que le travail puisse y être
organisé commodément. Trotsky a installé son
cabinet de travail au premier étage; des
planches assemblées et posées sur deux tréteaux
forment la grande table dont il a besoin pour
étaler une documentation toujours abondante; au
long des murs, des rayons qui ne se garniront
que progressivement, à mesure que les disciples
d'Europe et d'Amérique enverront les ouvrages
essentiels et qu'il sera possible de
reconstituer une bibliothèque. Un jardin entoure
la maison, d'un côté l'isolant de la rue ; de
l'autre descendant jusqu'à là mer. Des deux
grandes pièces du rez-de-chaussée, l'une est
occupée par le fils aîné, Léon Sédov,
collaborateur actif, chargé plus
particulièrement de la " chancellerie " - le
courrier est toujours volumineux ; l'autre est
la salle à manger où la famille et les
secrétaires occasionnels se retrouvent pour les
repas, mais où il ne faut pas s'attarder : il y
a du travail pour tous.
Durant les premières semaines les visiteurs sont
nombreux : des journalistes, de simples curieux,
des éditeurs, des membres des groupes
d'opposition communiste qui viennent aussi vite
qu'ils peuvent mais c'est pour ceux-là un long
voyage. A l'égard des journalistes, Trotsky
adopte tout de suite une règle; loin de les
accueillir avec empressement, par souci de
"faire parler de lui " comme le disent sottement
ses ennemis, il ne les reçoit qu'avec méfiance,
ne se décidant à accorder l'entrevue que
lorsqu'il croit pouvoir espérer une relation
honnête.
Le directeur de Fischer Verlag fut le premier
éditeur qui se présenta. Il venait avec un
projet très précis - demander à Trotsky d'écrire
son autobiographie. Trotsky avait bien des
ouvrages en tête mais absolument pas ce genre
d'écrit. La bataille de l'Opposition contre la
direction du parti communiste russe avait été
l'occasion non de débats contradictoires puisque
Staline se taisait, se contentant d'emprisonner,
de déporter et d’exiler, mais, de la part des
opposants d’importants travaux de recherches,
d'études sur les problèmes du développement de
l'Union soviétique. Tous les textes étaient
rassemblés à Alma Ata et Trotsky avait réussi à
les emporter avec lui. Importants pour la Russie
soviétique, ils ne l'étaient pas moins pour les
sections de l'Internationale communiste où ils
étaient restés complètement ignorés - et c'était
cela que Trotsky était impatient de voir publié.
L'éditeur ne refusait pas de le faire, mais il
revenait toujours à l'autobiographie et c'est
par elle qu'il voulait commencer.
Un ouvrage également prêt pour l'impression
avait pour titre
la Révolution
défigurée. Il devait paraître à
Paris en 1929, en russe en 1931, et à New-York
en traduction anglaise en 1937 sous un autre
titre,
Stalin School of Falsification.
Quand le livre parut en France, la " droite "
boukharinienne (Boukharine, Rykov, Tomsky)
venait d'être écartée de la direction du parti,
et l'histoire devait être réécrite pour la
troisième fois : il avait fallu l'adapter
d'abord au triumvirat (Zinoviev, Kaménev,
Staline), puis quand les deux premiers passèrent
à l'opposition, enfin quand Staline disposa seul
du pouvoir absolu. " Le mensonge, faisait
remarquer Trotsky, en politique comme dans la
vie quotidienne, est fonction de la structure de
classe de la société...
La rédaction de l'autobiographie prend à Trotsky
une grande partie de son temps, mais elle lui en
laisse assez pour qu'il puisse s'entretenir avec
les socialistes, les communistes exclus ou
encore membres du parti, qui font le voyage de
Prinkipo. Il est debout dès sept heures et
dispose de longues journées pour un travail bien
réglé. Il est solidement bâti mais souffrira
toute sa vie d'une affection - stomacale ou
intestinale ? - dont aucun médecin, de Russie
d'Allemagne, de France ou du Mexique ne réussira
à découvrir la vraie nature. Il sort rarement.
Pendant les quatre années qu'il demeurera dans
l'île, il n'ira qu'une seule fois à Stamboul,
car il faut tout de même voir Sainte-Sophie. La
proximité de la mer lui permet de prendre
facilement, avec la pêche, l'exercice dont il a
besoin. Non pas le divertissement paisible du
pécheur à la ligne, mais une opération active
pour laquelle toute la maison, mobilisée, prend
possession d'une barque : il s'agit d'abord de
tendre un filet lune quarantaine de mètres puis
d'aller à la côte embarquer les pierres
nécessaires pour bombarder l'eau et obliger les
poissons à aller se prendre dans le filet.
Trotsky dirige les mouvements, entraîne les
flâneurs qui voudraient s'intéresser davantage
au paysage qu'aux poissons et est
particulièrement fier quand il peut rapporter un
lot de rougets pour le déjeuner... Le soir,
après dîner, il s'accorde parfois un
délassement. Du balcon de son bureau, en
compagnie de Natalia et d'amis, il jouit de la
féerie chaque soir renouvelée par les jeux de la
lumière dans le ciel et sur l’eau. Puis il
réunit es visiteurs présents, les instruit des
développements de la lutte en Russie soviétique
qu'ils ne trouveront évoqués dans ses ouvrages
que plus tard ; il les questionne sur la
situation générale et sur l'état les partis
communistes, du mouvement ouvrier dans leurs
pays respectifs.
La vie à Prinkipo se déroulait dans ce labeur
fructueux quand arriva, un jour, comme une
heureuse surprise, une invitation de
l'Independent Labour Party. La direction de ce
parti, le plus ancien des partis socialistes
britanniques, demandait à Trotsky de venir
prendre part aux discussions de la prochaine
Summer School du parti. Une acceptation fut
aussitôt expédiée.
Trotsky suit de près les journaux et revues
publiés dans le monde par les groupes
d'opposition. Mais la publication qui lui tient
le plus à cœur c'est un
Bulletin de
l'Opposition (en russe) qui,
surmontant de multiples difficultés sortira
chaque mois, entre 1929 et 1940, imprimé d'abord
à Paris puis à New-York. Son fils aîné, Léon
Sédov, en a la charge ; l'administration, la
distribution lui incombent, mais il donnera
aussi de temps à autre des articles et, surtout
au début, quand les contacts avec l'Union
soviétique sont encore possibles, on y trouvera
une exceptionnelle information sur la situation
réelle en Russie. Les dirigeants russes le
redoutent et le recherchent à la fois ; S'il
trouve sa voie vers la Russie (où il ne peut
être question de l'expédier directement) c'est
parce que les envoyés soviétiques qui maintenant
sont nombreux à venir en Europe, l'achètent,
l'emportent et le font circuler à leur retour en
Russie.
A l'automne de 1932, une association d'étudiants
sociaux-démocrates danois invita Trotsky à faire
une conférence à Copenhague sur la Révolution
russe. Les voyageurs étaient à peine rentrés à
Prinkipo qu'un incendie, gagnant la
bibliothèque, y causa de graves dommages.
L'aménagement était si sommaire qu'il fallait
faire la cuisine sur des " primus ", réchauds au
pétrole russes tout à fait primitifs. La perte
la plus sérieuse, irremplaçable, c'étaient les
photostats des documents dont Staline empêchait
la publication ; une rare collection de photos
de la Révolution fut également détruite. Il
fallut de nouveau faire appel aux amis pour
reconstituer une bibliothèque.
En Russie la répression s'accentuait. Si des
membres de l'opposition, se laissant prendre au
mirage du coup de barre à gauche, s'étaient
ralliés au gouvernement, nombreux étaient ceux
qui, en accord avec Trotsky, refusaient de
capituler. Contre ces opposants irréductibles,
Staline s'acharnait. A travers eux, Trotsky
était toujours visé. Le 20 février 1932, le
gouvernement russe avait rendu publique la
mesure retirant la nationalité soviétique à
Trotsky et à ceux des membres de sa famille se
trouvant à l'étranger. Le séjour à Prinkipo
devenait bien dangereux. Les autorités turques
se comportaient avec une parfaite correction,
mais pour l'exil, Staline avait conclu un accord
secret avec Kemal Ataturk; un autre accord
pourrait intervenir qui livrerait Trotsky à
Staline, l'expérience ayant clairement montré
qu'aucun gouvernement, quelle que fût sa couleur
politique, n'était prêt à résister à une
pression des dirigeants soviétiques. Des amis,
alertés, se mirent en campagne pour arracher un
visa permettant de s'éloigner de cette zone
désormais peu sûre. Leurs démarches aboutirent.
Au début de juillet 1933, le gouvernement
français, Daladier étant président du Conseil,
accorda l'autorisation de séjour en France,
posant pourtant certaines conditions.
Voir le texte d'origine sous :
http://www.marxists.org

Maison de Trosky, Büyükada
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